Jouer du piano avec tout son corps

28 novembre 2019

FORUM – LE 22 NOVEMBRE 2019 – MATHIEU-ROBERT SAUVÉ

Un pianiste documente la question des mouvements du corps face au clavier en collaborant avec des chercheurs en kinésiologie.

Lorsque le pianiste Felipe Verdugo est arrivé du Chili en 2008 pour entamer ses études de maîtrise en interprétation à l’Université de Montréal, son professeur Marc Durand l’a prévenu qu’ils travailleraient ensemble la technique et le son, mais aussi la position du corps face au clavier. «On peut jouer du piano avec les doigts ou avec tout son corps», dit le musicien en joignant le geste à la parole.

Dans la démonstration qu’il fait des postures possibles ‒ du bout des mains; dans un mouvement qui intègre soit les avant-bras, soit ceux-ci et les épaules ou encore le tronc et le bassin ‒, on comprend que la musique n’est pas qu’une affaire de doigté. «Selon les différentes parties du corps utilisées, le son et l’idée musicale du pianiste s’en trouvent transformés», ajoute celui qui a, depuis, terminé sa maîtrise, puis obtenu un doctorat et un postdoctorat à l’École de kinésiologie et des sciences de l’activité physique (EKSAP) de l’Université de Montréal. Il poursuit actuellement un postdoctorat à l’Université McGill tout en encadrant la formation de pianistes à l’UdeM à titre de chargé de cours.

Felipe Verdugo ignorait que l’observation de son professeur sur la posture deviendrait la base d’un projet de recherche interdisciplinaire mettant en commun l’expertise de kinésiologues ‒ spécialistes du mouvement ‒, de musicologues et de musiciens. Financée à hauteur de 100 000 $ par le programme Audace du Fonds de recherche du Québec ‒ Société et culture et la Fondation canadienne pour l’innovation, l’étude cherche à optimiser le geste pianistique sur les plans tant musical que de la prévention des blessures.

Stress musculosquelettique

En jouant en moyenne six heures par jour, sans compter les concerts, le pianiste de carrière surutilise plusieurs parties de son corps, à commencer par les muscles fléchisseurs et extenseurs des doigts et des poignets. «Environ 60 % des pianistes souffrent de tendinites et autres blessures dues à une sollicitation constante et répétitive de muscles et tendons, explique le musicien. Notre corps capte parfois des signes avant-coureurs de problèmes mais pas toujours. Et cela peut être très sérieux, car les engagements sont pris longtemps d’avance. Un mal qui vous empêche de jouer peut être catastrophique dans une carrière.»

Deux projets de recherche ont été menés au cours des dernières années afin de désigner les mouvements optimaux qui limitent le stress musculosquelettique. Dans le premier, 12 pianistes ont répété des attaques forte de la main droite en variant l’utilisation du tronc et des bras devant le clavier. Leurs mouvements étaient scrutés par 18 caméras et enregistrés par de multiples capteurs qui ont permis la reproduction des gestes en 3D.

Dans le second projet, ce sont 50 pianistes qui se sont succédé au laboratoire. Cette fois, on leur a fait jouer des notes répétitives et des accords tirés du répertoire. «Le but, cette fois, était de documenter l’apparition et l’évolution de la fatigue causée par la pratique pianistique. Le temps consacré à l’expérimentation était de 12 minutes, mais nous arrêtions avant si le pianiste évaluait sa fatigue à 7 ou plus sur une échelle de 10.»

Travail de concert

Ces études, mentionne le chercheur-pianiste en prévision d’une conférence qu’il donnera au Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son le 27 novembre, «montrent que le recours au bassin et au torse peut entraîner une plus grande vitesse du bras [35 %] vers le clavier lors de l’attaque des touches, d’une part, et favoriser la variabilité motrice de l’épaule lors de l’exécution qui suit d’accords dans différents registres du piano, d’autre part».

«Pour moi, cette recherche est une excellente occasion de s’attaquer à un problème complexe vécu par des professionnels aux prises avec des risques de blessures qui peuvent menacer leur carrière», commente Mickael Begon, professeur agrégé à l’EKSAP et coresponsable du projet (avec Caroline Traube, professeure à la Faculté de musique), qui souligne son caractère interdisciplinaire. Il souhaite donner aux pianistes des outils concrets pour leur permettre de surmonter les pièges des blessures tout en documentant la recherche fondamentale.

Les résultats des analyses réalisées et envisagées feront l’objet de diverses publications scientifiques. À partir des conclusions que les chercheurs tireront, les pianistes pourraient à la fois réduire les risques de blessures liées à la pratique musicale et faciliter la personnalisation du contenu expressif de la musique.

Publié dans UdeMnouvelles

Pour en connaître davantage sur le laboratoire S2M de Mickaël Begon, cliquez ici.